À 23 ans, je n’avais jamais réellement voyagé loin et je me souviens du jour où j’ai pris la décision de partir pour 1 an et demi loin de la France entre études et découvertes. Ce choix a clairement changé ma conception du monde et a remis en cause beaucoup de mes certitudes.
Voyager commence par un acte simple : quitter sa routine. Ce n’est pas uniquement changer de décor, c’est interrompre le quotidien qui nous berce, repenser nos jugements, nos automatismes, nos habitudes confortables. Partir à quelques kilomètres de chez soi peut, bien sûr, suffire à rompre cette routine. Mais il y a une autre dimension du voyage : celle qui nous pousse plus loin, jusqu’à perdre presque tous nos repères — la langue, la nourriture, la musique, les façons de faire, les rayons d’un magasin, notre rapport au temps, etc.

L’Inde a été pour moi l’expérience la plus nette de ce qu’on pourrait appeler un « voyage total ». Jean-Claude Carrière l’exprime de manière lapidaire dans son excellent Dictionnaire amoureux de l’Inde (extraits) : « L’amour de l’Inde est difficile. Il peut être anéanti dès le premier contact : plions bagage et repartons. »
C’est vrai : face à l’Inde, on peut rester à la surface, sourire aux couleurs et repartir ou accepter d’être bousculé et c’est ce second choix qui transforme. Carrière ne nous vend pas un exotisme policé : « L’Inde n’est pas un pays charmant… », il nous renvoie à cette réalité brute où l’on doit faire le deuil d’une vision « touristique » pour observer un autre monde.

Ce que j’ai appris là-bas et que j’essaie aujourd’hui de rappeler aux voyageurs que j’accompagne, c’est que le véritable dépaysement n’est pas un simple regard nouveau : c’est une déstabilisation de la pensée. Quand rien ne vaut plus comme avant, on devient disponible pour repenser nos certitudes. Si nous voulons tout ramener à notre logique et nos repères, « nous nous trouverons rapidement égarés, déçus, voire exaspérés ». Cette phrase est un avertissement et une invitation : il faut suspendre notre envie d’expliquer pour pouvoir recevoir.
Il y a une image précise qui me revient quand je pense à ces voyages lointain : l’observation de la foule. En Inde, la présence humaine est partout, elle se substitue au panorama. « La foule est ici le paysage principal… Qu’il accepte la foule, qu’il s’y mêle, qu’il s’y perde. Première condition de l’amour : le contact. » C’est dans ce contact, souvent dérangeant pour quelqu’un habitué à la culture occidental, que se noue la vraie rencontre. Se protéger derrière sa bulle de confort, un café branché ou un hôtel standardisé, c’est rater l’essentiel.

Je n’écris pas cela pour prêcher l’éloignement à tout prix. Il y a des voyages qui soignent, qui reposent, qui offrent la beauté d’un paysage familier — et ils ont leur valeur. Mais il faut savoir reconnaitre la nuance : parler du « dépaysement » comme si tout se valait, c’est effacer la différence entre une lumière des Monts d’Auvergne et la disparition de presque tous ses repères en arrivant dans une ville indienne. La seconde expérience demande autre chose : un abandon, un temps d’érosion des certitudes, une patience parfois difficile.
Voyager, c’est accepter la fragilité de nos certitudes, d’en sortir plus riche et plus humble. Comme le dit Carrière en citant Jean de la Croix : « Nous ne voyageons pas pour voir, mais pour ne pas voir – c’est-à-dire pour essayer d’atteindre autre chose que la surface lisse et fugitive des choses, pour nous voir aux lumières d’ailleurs. » Autrement dit : voyager, c’est revenir transformé parce qu’on a été privé de ses lunettes habituelles et qu’on a dû apprendre à regarder autrement.

Alors, si vous entendez quelqu’un déclarer catégoriquement : « Je ne pourrais jamais aller en Inde », peut-être confond-il confort et courage. Ce n’est pas une invitation à l’épreuve mais un encouragement à la curiosité et à l’inconfort temporaire. La vraie question n’est pas « pourrais-je partir ? » mais « suis-je prêt à être déstabilisé ? ».

Voilà pourquoi il sera toujours important de voyager loin. Voilà pourquoi je ne suis pas d’accord avec les discours qui incitent à découvrir uniquement le Colorado provençal ou les volcans d’Auvergne plutôt que de partir à l’autre bout du monde.
Les voyages qui comptent dans une vie ne sont pas ceux qui nous montre combien le monde est différent — c’est ceux qui nous montrent combien nous avons tord. Ils nous donnent la capacité de rester ouverts quand on retrouve notre routine quotidienne. Le plus beau paradoxe du voyage est peut-être celui-ci : partir pour apprendre à revenir meilleur.

Dans Le sens du voyage – partie 1, je parlais de la chance que nous avons de voyager, du privilège que l’on a en tant que français (notamment).
Bibliographie : Dictionnaire amoureux de l’Inde – Jean-Claude Carrière – Extraits
Photographies @fabriquetonvoyage
